Aimer, être aimée ! nos actes sont pathétiques.
A l'époque où j'étais en seconde (...), nous fûmes questionnées sur l'actif et le passif des verbes. Frapper, être frappé ; voir, être vu. Parmi bien des exemples de cette sorte brillait ce couple de mots : aimer, être aimé.
Comme chaque élève examinait le questionnaire (...), l'une d'elles, non sans malice, mit en circulation un bout de papier, et la fille qui se trouvait derrière moi me le fit passer. Quand je l'eus sous les yeux, j'y trouvai la double question suivante : Désires-tu aimer ? Désires-tu être aimée ? Et sous les mots "désires-tu être aimée" de nombreux cercles avaient été tracés à l'encre, au crayon bleu ou rouge. Au contraire, sous les mots "désires-tu aimer" ne figurait aucun signe. Je ne fis pas exception, et j'ajoutai un cercle de plus au-dessous de "désires-tu être aimée". Même à 16 ou 17 ans, alors que nous ne savons pas tout à fait en quoi consiste "aimer" ou "être aimée", nous autres femmes, nous semblons connaître déjà d'instinct le bonheur d'être aimées.
Mais, au cours de cette composition, l'élève assise à côté de moi prit le bout de papier, y jeta un coup d'oeil, puis, sans hésiter, elle traça un grand cercle, d'un coup de crayon appuyé, à l'endroit où ne figurait aucun signe. Elle, elle désirait aimer. Même aujourd'hui je me rappelle très bien qu'à ce moment je me sentis déconcertée, comme si l'on m'eut attaquée soudain par traîtrise ; toutefois, au même instant, j'éprouvai un léger sentiment de révolte, à cause de l'attitude intransigeante de ma compagne. C'était une des élèves les plus ternes de notre classe, une fille effacée, plutôt renfermée. Je ne sais quel avenir a été le sien, avec ses cheveux tirant sur le châtain, et qui restait toujours seule. Mais aujourd'hui (...), après plus de 20 ans déjà, le visage de cette fille solitaire s'impose à moi, comme s'il ne s'était écoulé qu'un temps très bref.
Quand leur vie prend fin, quand elles reposent en paix, le visage tourné vers le mur de la mort - la femme qui peut prétendre avoir pleinement goûté le bonheur d'être aimée et la femme qui peut affirmer qu'elle a aimé, si malheureuse qu'elle ait vécu -, à laquelle Dieu accorde-t'il le repos véritable, la paix éternelle ? Mais en est-il une sur cette terre qui puisse prétendre devant Dieu qu'elle a aimé ? Oui, il doit y en avoir. Cette fille à la chevelure décolorée était sans doute l'une de ces rares élues. Malgré ses cheveux arrangés sans goût et ses vêtements peu soignés, malgré son corps sans grâce, elle peut s'enorgueillir d'avoir aimé !
Comme je la hais ! Comme je voudrais oublier son image ! Mais je ne puis me défaire du souvenir de son visage, qui ne cesse de me hanter, quelque effort que je fasse pour m'en débarrasser. Pourquoi faut-il que m'accable cette insupportable angoisse, à l'heure où j'affronte la mort, une mort qui sera là dans quelques heures ? Je reçois le châtiment mérité par une femme qui, incapable de se contenter d'aimer, a cherché à dérober le bonheur d'être aimée.